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Les regards des personnages

Voici la technique certainement la plus parlante, la plus significative de la composition picturale. C'est avec cette technique que les préoccupations, les intérêts et le but d'un personnage vont se dévoiler. Ces lignes de regard installent le sens et le contenu de la narration en lien avec le thème de l'œuvre, ceci depuis la Grèce antique (1).

Principe de base des lignes de regards :

 

Le fonctionnement est simple à comprendre et à réaliser.

Il s'agit d'une application de la géométrie euclidienne :

Deux points définissent une ligne. 

 

Les prunelles des yeux d'un personnage

sont les deux points qui définissent 

la ligne horizontale de son regard 

 

Pour matérialiser cette ligne de regard, on peut utiliser une ficelle tendue comme le faisaient les peintres, ou tracer une ligne au crayon sur une reproduction .

Puis avec un fil à plomb ou un compas, on trace les perpendiculaires verticales qui passent par chaque oeil.

Ci-dessous, en rouge, sont reproduits les tracés des lignes de regards d'une femme romaine et de Louis XIII.

Fresque romaine -Pompéi - Lignes de regard de la femme

Fresque romaine - Pompéi - 450 Av.J.-C.

Vouet - Portrait de Louix XII - La lign de regard pointe son curieux doigt.

Simon Vouet - Détail du portrait de Louis XIII - 1643 - Louvre. photo©gm

Vérification de notre "fouille picturale" :

La ligne horizontale de la femme romaine pointe l'œil de l'homme et la ligne verticale pointe son nombril. Nous avons ici l'application de la 1re règle de composition : un point de référence du corps est désigné. Idem pour Louis XII qui "regarde" son index.

Il y a donc ici une congruence entre cette observation et le fonctionnement de la 1re règle.

Je dispose en outre d'autres congruences confirmant ces lignes de regards,  comme les "marqueurs", ainsi que des preuves matérielles  (développées dans un autre article).

LA RÈGLE SÉCULAIRE DES REGARDS DES PERSONNAGES

Grâce à cette fresque romaine et ce portrait de Louis XIII, on observe que cette technique a été utilisée pendant des siècles.

Mais elle a en fait perduré jusqu'au cubisme avec son célèbre fondateur Pablo Picasso :

Analyse de Guernica de PICASSO, lignes de regards dans le chaos.

Pablo Picasso - Guernica (détail) - 1937 - Sofia - Certains regards pointent les yeux des autres personnages

Avec Guernica, nous sommes saisis par la composition chaotique illustrant le bombardement allemand sur la ville. Dans ce déchirement où tout semble fragmenté, Picasso a toutefois conservé les liens indéfectibles qui lient les personnages et même les animaux, grâce aux lignes de regards non visibles de premier abord, mais bien présentes lorsqu'on les concrétise (ici en rouge).

Ces mêmes lignes peuvent se relier entre toutes les femmes des Demoiselles d'Avignon.

Les autres angles de regards :

 

Même si cette technique est évidente, évocatrice et parlante, elle reste toutefois assez limitée.

les personnages peints sont également concernés par d'autres sujets autour d'eux que ceux pointés par leurs lignes horizontales et verticales de regard. En effet, des lignes partant des yeux, en formant un angle, pointent également des éléments signifiants par rapport au thème de l'œuvre. De mes tableaux de base de données relevant dans de nombreuses œuvres que les lignes de regards des personnages, il ressort que

les principaux angles formés par ces lignes de regards sont, sans surprise,

ceux de la 2e règle des angles préférentiels des peintres : 9° - 18° - 30° - 36° - 45 °.

 

Ce ne sont pas les seuls angles observables, car il semble que d'autres soient utilisés occasionnellement (voir la base de données des angles préférentiels). Léonard de Vinci, par exemple, utiliserait sept angles égaux ou inférieurs à 90°, à l'image des sept notes de la gamme (cf : Les manuscrits 2037 de Léonard de Vinci)

 

La congruence de ces lignes de regards avec la 2e règle des angles préférentiels se confirme une deuxième fois.

LA VISION CHEZ LES GRECS ANCIENS

Les écoles de Pythagore, Démocrite et Empédocle enseignaient avec quelques petites variantes que le fonctionnement de la vue est l’effet d’un rayon venant du feu intérieur de l'homme, propagé dans l’air par l’œil pour se diriger vers les objets. Il s'agit de la théorie du diaphane.

Des yeux sort un feu intérieur, qu’on doit sans doute associer à une entité telle que l’âme ou l’esprit.

                                                                                   Du diaphane - Anca Vasiliu - Éditions Vrin

Ces références écrites, historiques datent de - 500 ans av. J.-C. Elles permettent un rapprochement assez saisissant avec le dessin des lignes de regards : voir cet Éros ci-dessous puis cette courtisane, datés de la même période.

Les lignes de regards partant des yeux seraient une illustration graphique assez cohérente de la théorie en vigueur pendant cette période de grandes théories philosophiques.

Eros - Grèce Antique - Analyse des lignes de regard

Eros - Grèce antique - 460 av. J.-C. - Louvre - photo & tracés ©gm

Les couleurs des angles ne sont qu'un code personnel pour faciliter leur visualisation.

Sur cette céramique grecque d'Éros ci-dessus, il est aisé de tracer ses lignes de regard (en rouge) même avec un seul œil visible. Celui-ci étant dessiné en forme d'amande, il indique le tracé du regard horizontal qui pointe précisément son index.

Puis en traçant depuis son œil un angle de 9° (bleu), celui-ci pointe l'extrémité de son sexe, ensuite deux angles de 36° (en jaune) pointent le deuxième index et le bout de son aile.

La composition avec la ligne de regard et les angles préférentiels souligne bien le thème et les attributs de cette divinité.

Femme tenant un phallus Analyse des angles de regard

Femme à l'oiseau phallus - Grèce antique - 490 AvJC - Louvre - photo & tracés ©gm

Avec cette femme à l'oiseau phallus, ci-dessus, les tracés des angles de regard pointent son genoux à 30° (en vert) puis l'œil à 9° (en bleu) et l'extrémité de l'oiseau phallus à 36° (en jaune). Éléments qui soulignent l'initiation (avec le genoux) que reçoit cette future courtisane. 

La composition avec ces lignes de regards associée aux angles préférentiels souligne bien le thème de cette peinture.

Toutefois les observations des peintures grecques et romaines (voir l'inventaire des œuvres étudiées) ne permettent pas réellement de vérifier la théorie de ces lignes de regard avec d'autres techniques. Par contre en analysant des œuvres plus récentes, des croisements entre les trois règles et les trois techniques sont possibles.

VALIDATION DE L'HYPOTHÈSE DES ANGLES DE REGARD

avec le Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci

Cette œuvre tardive, sobre et dépouillée de Léonard DeVINCI montre plusieurs congruences entre les angles de regards et les règles et techniques de composition. 

Selon une convention largement répandue chez les peintres, la ligne de regard d'un personnage vient souvent pointer un symbole relatif au thème du tableau. Ici, il s'agit de la croix.

Sur l'image de droite, le regard horizontal de St Jean-Baptiste pointe la branche gauche de la croix.

Les angles préférentiels sont présents avec la précision chère à Léonard de Vinci : le 9° en bleu pointe l'index, le 45° en orange pointe le majeur de l'autre main, le 36° pointe le pouce.

Nous avons donc deux congruences avec la première règle des lignes narratives et la deuxième règle des angles préférentiels.

Léonard de Vinci - St Jean-Baptiste - Analyse des angles de regards.

Léonard De Vinci- St Jean-Baptiste (détail) - 1516 - Louvre - photo & tracés ©gm. Les angles de regard de l'œil gauche pointent 2 majeurs, le pouce et la croix.

Léonard de Vinci - St Jean-Baptiste - Analyse des angles de regards sur les grilles harmoniques

Léonard De Vinci - d'autres angles de regard à 9° , 18° et 45° pointent la grille des tiers (en violet) et la grille dorée (en jaune)

Léonard De VINCI - Le regard de St Jean est conditionné par la grille des demi-médianes.

Léonard De Vinci - La ligne de regard et la grille harmonique des demi-médianes (en blanc) sont parallèles et conditionnent la branche de la croix.

Une autre congruence apparait avec une grille harmonique. Léonard De Vinci aurait utilisé plusieurs grilles harmoniques pour  sa composition de St Jean-Baptiste, dont la grille des demi-médianes. Cette grille a permis à Léonard d'installer la pointe de droite de la croix.

Or en visualisant cette grille des demi-médianes et la ligne de regard on constate qu'elles sont parallèles. Comme si le regard de St Jean-Baptiste s'appuyait sur cette construction pour soutenir son geste divin pointé vers le ciel.

Nous avons maintenant avec ces tracés deux règles et une technique de composition qui fonctionnent de façon congruente avec les lignes de regard.

Vous pouvez continuer ces validations, par exemple en traçant les parallèles de la branche horizontale de la croix et la grille du carré terre.

Plus de sens avec Bernardo Luini

Dès le début de la renaissance, le besoin de "raconter" la complexité des personnages et leurs relations aux autres a conduit les peintres à imaginer de nouvelles ressources. Ainsi, les yeux d'un personnage sont quelques fois non symétriques, avec chacun leur inclinaison, ce qui offre la possibilité de tracer deux lignes de regard distinctes. Avec deux lignes de regard il est donc possible de pointer deux fois plus de choses signifiantes.

 

Prenons le cas de cette Vierge à L'enfant de Luini (élève de Léonard de Vinci) qui montre un décalage des yeux de Marie intéressant à détailler.

Luini - Les angles de regard de Marie

Bernardo Luini - Vierge à l'enfant (Détail) - 1517 - MBA de Dijon -

Lignes de regard de l'œil gauche de Marie.  Photo & tracés©gm

Le regard de l'œil gauche de Marie est incliné de 3°. Peut-on avancer que Luini voulait évoquer la Trinité ?  La verticale de l'œil pointe son pouce (sa volonté) qui d'un geste gracieux ouvre son corsage pour allaiter son enfant. Une ligne de regard à 9° pointe l'auriculaire et l'orteil de Jésus. Une autre ligne à 19° est calée sur l'inclinaison du regard de Jésus qui déjà regarde ailleurs.

La volonté de Marie semble s'ouvrir aux besoins présents et aux futurs desseins de Jésus.

 

Par contre l'œil droit de Marie est incliné à 1°. L'idée de ne pas poser un regard sur une horizontale parfaite est une iconographie habituelle pour les personnages saints. Ainsi avec un regard non parfait, incliné de juste 1 degré cela confère une expression de l'imperfection du monde incarné.

Les lignes de regard de Marie passent par les doigts de Jésus. Une ligne à 9° pointe  à nouveau le pouce de Marie.  Une autre à 9° vise le pouce de Jésus, à 45° l'auriculaire de Marie et à 30° la bouche de Jésus, de laquelle sera prononcée à l'avenir la parole de Dieu..

LUINI les regards de Marie, œil droit.

Bernardo Luini - Vierge à l'enfant (Détail) -

Lignes de regard de l'œil droit de Marie.

Bernardo Luini -

Les regards de Marie avec ses yeux décalés.

Soit 9 points de la 1ère règle visés par les regards bienveillants de la vierge.

 photo & tracés©gm

LUINI, Marie et les neufs points d'intérets de ses regards.

VERIFICATION avec la grille des médianes

Comme d'habitude, vérifions nos tracés de regards afin de ne pas enfiler le chausson de Cendrillon à une belle théorie personnelle. Cette précaution se valide ci-dessous avec la grille harmonique des médianes (en blanc).

La médiane verticale passe par le nez de Marie et par les deux auriculaires de Jésus qui font donc trois points de référence de la première règle. La médiane horizontale sert d'appui à l'annulaire de Marie. Cette grille a donc conditionné quatre points de composition des personnages.

LUNI Vierge et Jésus, les lignes de regard pointe la grille des médianes

Bernardo Luini - Vierge à L'enfant - Musée des Beaux Arts de Dijon -

Les regards de Marie et Jésus (en rouge) convergent sur la médiane au bord du format (indiqué par la flèche blanche). Photo & tracés Guy Mauchamp

Puis au bas du format, la médiane verticale a servi de guide à la ligne de l'œil gauche de Marie ainsi qu'à la ligne de l'œil gauche de Jésus. Marie et Jésus semblent bien réuni par une vision commune avec ces tracés de compostion.

1 : Empédocle, philosophe du V° siècle Av-J.C. écrivait dans un poème sur la nature de l'univers :

"...quand on songe à sortir on se munit d'une lampe,

Éclair du feu ardent durant une nuit d'hiver,

La lumière, se projetant en dehors, s'étend d'autant plus loin,

Elle brille sur le seuil, en rayons éblouissants ;

De même le feu antique enfermé dans les membranes ( les yeux, Ndlr)...

Et le feu qui sort de l'œil, s'étend d'autant plus loin."

N'hésitez pas à laisser votre commentaire, vos questions en pied de page, mon plaisir est de pouvoir échanger sur la composition picturale. Merci.

Guy MAUCHAMP

Travail protégé par un copyright ©guymauchamp U79J1B9 et un dépôt Légal à la SGDL Paris.

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