LA COMPOSITION
PICTURALE
Qu'est ce que l'art de voir... lentement ?
avec le gros escargot de Del Cossa
L'art de voir lentement, c'est apprendre à
voir une image sans préjugé,
sans projection personnelle,
sans référence extérieure,
voir un tableau tel qu'il est,
C’est grâce à un détail de cette Annonciation, un escargot, que j’ai commencé à l'observer lentement, c’est la cas de le dire !
Le retable magistral du peintre italien Francesco Del COSSA fait partie des ces œuvres qui ont cette particularité singulière de m’avoir marqué profondément même si je n’en appréciais pas particulièrement son esthétique. Lorsque j’ai découvert cette œuvre, il m’était apparu comme austère et ennuyeux, mais c'est en prenant le temps de l'observation qu'un sens profond s'est installé en moi.
Je vous propose de découvrir comment Del COSSA, a introduit des éléments visuels qui interrogent le regard, invitent au discernement, questionnent nos savoirs, suggèrent des pistes de réflexion pour apprendre à voir par soi-même.
Ces éléments se présentent sous forme de jeux visuels, de règles et techniques de composition à voir soi-même, plutôt que des symboles dont on doit recevoir le sens par une tierce personne.
Francesco Del COSSA - Annonciation et nativité - 1472 - Gemäldegalerie Dresden -
https://gemaeldegalerie.skd.museum/ photo guy Mauchamp
Une curiosité n'échappe à personne, c'est ce gargantuesque gastéropode au bas du tableau. Etrange présence qui distrait immanquablement du recueillement que l'on devrait avoir devant le mystère de l'Annonciation.
Chacun aura relevé la taille démesurée de l'animal, certes, il est démesuré et incongru !
Mais en l'observant plus finement, trois autres curieuses caractéristiques sont lisibles. Del Cossa les a glissé là délibérément pour guider son spectateur dans un art de voir.
Quel est le contexte de cette œuvre ?
Le retable de Del Cossa, a été peint en 1472 au milieu d’un contexte artistique très prolifique, en pleine Renaissance italienne. Ce retable est composé de deux parties : la plus grande présentant l'Annonciation faite à Marie par l’archange Gabriel. La partie inférieure, une prédelle présente la nativité de Jésus.
Il est donc question d’un acte d’ordre divin, la mystérieuse incarnation de l’esprit dans un corps. Acte ineffable pour lequel le peintre se voit chargé d’une gageur insoluble : représenter l’incarnation invisible au travers de la scène de l’Annonciation. Voilà tout le défi qui se présente au peintre : comment rendre compte par la peinture de ce mystère d'une incarnation divine ?
La lecture
Comme cet escargot interroge le sens de cette œuvre, ce mollusque inattendu nous conduit à relever les éléments curieux du retable de Del COSSA.
Essayons de voir ce qui parait étrange, incongru, hors propos, curieux :
- L'architecture est écrasante, lourde et imposante et curieusement ne laisse que peu de place au grand mystère de l'Annonciation qui se trame entre Dieu, Gabriel et Marie.
- La colonne centrale est disposée de façon étonnante, voir illogique dans l'architecture de ce bâtiment. Gabriel et Marie se voient-ils vraiment ?
- Le lieu de la scène est incertain, on ne sait pas vraiment si les personnages sont dans un intérieur ou dans un extérieur.
- Le jardin clos, l'hortus conclusus, qui traditionnellement symbolise la virginité de Marie est habituellement très sobre et dépouillé. Ici Del Cossa non seulement ne l'a pas clos, mais il l'a chargé, peuplé de personnages, d'événements.
- Les animaux sont hors propos : le texte biblique ne parle que de Dieu, de l'ange Gabriel et de Marie, mais en aucun cas de chien ni d'escargot, ni de colombe non plus. Même si l'on sait que la colombe est devenue dans l'iconographie chrétienne un symbole du souffle de Dieu ou de la volonté de l'esprit saint qui descend en Marie.
- La taille de Dieu qui est minuscule dans un coin de ciel, alors qu'il met en œuvre l'acte miraculeux qui fonde la base de la religion chrétienne.
- La main droite de Gabriel est trop grande en rapport à son visage et son auréole est curieuse, étonnamment fixée sur sa tête, ressemblant plus à une coiffe extraordinaire plutôt qu'à un symbole de sainteté.
- La présence insolite d'une femme et son enfant à sa fenêtre. Elle regarde dans la direction que l'enfant désigne dans la rue, plutôt que d'être attirée par la présence extraordinaire de l'ange juste sous ses yeux.
- Les deux personnages de dos derrière l'ange Gabriel sont énigmatiques. Habituellement se sont Adam et Eve qui sont représentés chassés du paradis, mais ici comment les identifier ?
Peut être avez-vous relevé d'autres éléments étranges ?
Cette liste d'apparentes maladresses ne sont ni des erreurs ni des approximations mais bien une volonté délibérée qui était largement partagée par les peintres érudits. Ils voulaient attirer l'attention pour délivrer un message spécifique qui n'aurait pas été lisible si tout était peint "normalement".
Del COSSA a joué avec les conventions traditionnelles, mais aussi avec les invraisemblances.
Serait-ce pour aiguiser l'attention de son spectateur ?
Aussi je propose de suivre lentement ce guide-escargot.
Il y a beaucoup à dire sur la symbolique de l'escargot avec ses phases successives de mort apparente et de renaissance qui rappelle les rites de passages initiatiques. Les premiers chrétiens posaient des coquilles d'escargots dans les sarcophages comme symbole de la résurrection et de l'immortalité de l'âme.
Il y a aussi la riche symbolique de la spirale de sa coquille, spirale de l'évolution de la vie.
Mais oublions les références historiques et laissons-nous guider par les caractéristiques visibles du guide-escargot de Del COSSA.
Je lui vois quatre attributs qui conduisent sur autant de pistes.
- il est incongru dans cette scène
- il est placé de façon ambigüe
- il est démesuré
- il n'a pas d'ombre.
- pour la distraction qu'il représente, nous étudierons la concentration
- pour sa place ambigüe, nous situerons quelle est sa place
- pour sa taille démesurée, nous évaluerons sa mesure
- pour son absence d'ombre nous verrons la lumière intérieure
L'ange Gabriel est le guide divin de Marie, envoyé par Dieu pour qu'elle comprenne et accepte le mystère de l'incarnation.
D'autre part, L'escargot est un humble guide pour le spectateur, placé là par Del Cossa, avec des éléments lisibles par chacun sans autre intermédiaire, pour entrer dans une approche personnelle du message de l'Annonciation.
La concentration, la distraction
En premier lieu, notons que la liste des éléments énigmatiques ou curieux plus les attributs de l'escargot constituent une réelle distraction par rapport à la concentration demandée pour comprendre le mystère insondable de l'incarnation divine.
En effet, dans le texte de l'Annonciation biblique il n'est question que d'une relation entre Dieu et Marie avec l'intermédiaire de l'ange Gabriel. Marie est toute entière à l'annonce qui lui est faite, elle a fermé son livre pour se concentrer, elle n'est nullement distraite par des éléments hors propos. On imagine l'intensité du regard intérieur de Marie pour accueillir en elle le miracle d'une naissance divine.
Or Del Cossa a choisi d'introduire non seulement son incroyable gastéropode mais aussi un ensemble de personnages, un chien et des éléments tout à fait distrayants. Si l'on y prend garde, notre esprit pourrait ainsi divaguer dans des sujets hors propos, des rêveries, des concepts.
Dès lors, ayons cette exigence de la concentration et observons minutieusement les attributs de ce guide-escargot, pour se concentrer sur sa place dans la représentation spatiale de ce retable.
Parmi les quatre attributs de l'escargot, il y a le troublant emplacement de cet animal dans le tableau.
Les commentateurs l'ont vu de deux façons, soit situé sur le sol du palais, soit posé sur le cadre du tableau, comme hors de la scène peinte, comme le suggérait l'historien Daniel Arasse (4).
Une troisième possibilité peut s'imaginer : notre guide-escargot se déplace en parcourant le format de ce tableau. Comme si notre guide nous invitait à explorer non pas le cadre en bois, ce qui a peu d'intérêt, mais bien le format du retable, c'est à dire le cadre des relations qui se nouent à l'intérieur de cette Annonciation.
Parcourt-il la périphérie du format ? il toiserait alors la largeur horizontale du format de l'œuvre.
Pour visualiser cela, traçons les grilles harmoniques de composition(5) qui justement se mettent en place à partir du format du tableau :
La grille harmonique des tiers (en violet) en relation avec Dieu, Marie, le marque page de la bible et le centre de la coquille de l'escargot.
La grille harmonique des tiers révèle une place précise pour notre guide-escargot en passant par le centre de la spirale de sa coquille. Cette grille symbolise souvent la trinité dans les tableaux religieux. Ici elle partage la scène en trois parties de haut en bas :
- Le tiers supérieur est comme posé sur la pointe de l'auréole de Dieu. Une lourde architecture laisse passer la lumière solaire.
- Le tiers médian dominé par la présence de Dieu et sa colombe symbolique, semble être celui de l'action, avec les doubles gestes de chacun. Dieu avec son souffle et ses bras ouverts, puis le signe de bénédiction et les paroles de Gabriel et enfin le visage concentré et les mains recueillies de Marie. La ligne de tiers horizontale pointe l'index de Marie et le marque page de la Bible.
- Le tiers inférieur avec les jambes de Marie et Gabriel tenant une rose blanche en main, deux animaux ; un chien errant à contre courant et notre guide-escargot cheminant lentement au sol. La ligne verticale des tiers pointe la coquille de l'escargot avec sa spirale symbole d'évolution.
Par son emplacement, l'escargot de Del Cossa semble bien revêtir l'aspect d'un guide, et ici se serait un guide spirituel.
Un autre attribut de l'escargot est qu'il est de taille imposante. Qui ne l'avait pas remarqué ?
Mais comment être sûr de cette impression de grosseur, et surtout, qu'en retirer ?
Faisons une comparaison, comme Daniel ARASSE (1) l’avait déjà proposé, entre la taille de l’animal et le pied de Gabriel. On imagine alors que l’animal est démesuré. Mais on l'imagine seulement alors que le mieux n’est-il pas de le voir par soi-même ? L’imagerie numérique permet de visualiser un escargot de taille normale à l’échelle du tableau et de pouvoir ainsi le comparer avec son original.
L'escargot dans sa taille originelle représenté par Del Cossa
L'escargot ramené à l'échelle avec une taille normale
Avec l’escargot de Del Cossa (à gauche) et sa taille normale (à droite), j’ai vu combien notre peintre avait insisté sur la taille de son trublion.
Il est indéniable que ce peintre a voulu retenir l’attention de son spectateur. Est-ce juste pour l'amuser ? Cela semble peu probable car les commanditaires religieux de ce retable n'auraient jamais laissé passer une telle hérésie par rapport à l'aspect sacré d'une Annonciation. Serait-ce alors pour délivrer un message, pour raconter quelque chose de réfléchit, pour le salut du spectateur ?
Voyons cela lentement...
Cette comparaison entre ces deux escargots soulève l’idée de la démesure en opposition à celle de la mesure.
Mais de quelle mesure parle-t-on dans cette œuvre ?
Soyons spécifiques et précis en mesurant la taille de ce gastéropode et en la comparant ensuite :
Le trait jaune sous l'escargot représente sa longueur sans les cornes. Cette dimension se retrouve à l'identique juste au dessus de lui avec la bible de Marie. Par contre, cette dimension n'est pas celle de Dieu, contrairement à ce que Daniel Arasse avait laissé entendre, sans le vérifier. Et justement, ce Dieu attire l'attention par sa petite taille en opposition à la grande taille de l'escargot.
La taille d'un Dieu minuscule dans le ciel est un autre indice autour des dimensions. La représentation d’un Dieu étonnamment discret mais qui accomplit un acte grandiose est pour le moins surprenante. Il semble que le peintre ayant conscience de la grandeur de l’acte divin ne voit comme seul recours pour suggérer l’ampleur de cet événement de prendre une image opposée à celle que l’on aurait imaginé. Un dieu le père minuscule dans un petit coin de ciel est par son humilité et sa modestie une bonne suggestion de la dimension extrême de son acte d’incarnation virginale.
Del Cossa propose avec ce Dieu minuscule d’illustrer l’idée de l’incommensurable, même si cette notion ne peut être représentée.
Trois notions sont alors présentes dans le retable de Del COSSA : les personnages de taille normale, l'escargot trop grand et Dieu qui est difficile à appréhender. Soit :
- La mesure
- La démesure
- L’incommensurable
Ces notions ont déjà été évoquées pour ce retable par certains historiens de l'art.
Il y a deux notions que notre intellect peut envisager de comprendre : la mesure et son opposé la démesure. Mais il y a l’incommensurable, notion qui se situe dans un espace que l’intellect ne peut pas aborder car il s’agit d’une dimension non perçue mais vécue en soi, une a-perception qui ne peut être qu'expérimentée, comme le sage philosophe Jean Klein(2) l'a bien définie.
Toutefois, notre généreux peintre à glissé une piste pour s'approcher de cette dimension incommensurable. Del Cossa a mis notre guide-escargot en relation concrète et lisible avec la bible (et non pas supposée avec Dieu dans le ciel).
Se sont les bords verticaux du livre de Marie qui, en étant prolongés en rose, pointent les dimensions du gastéropode. A noter que la ligne rose de droite passe par un "marqueur" sur la robe bleue de Marie, comme pour souligner le lien de cet animal avec le destin de Marie.
L'escargot est ainsi en relation avec la bible (et non pas avec Dieu), le livre qui avec le temps verra un nouveau chapitre s'écrire avec la naissance de Jésus.
La démesure en lien avec la perspective narrative
Del Cossa à précisé certaines qualités pour ce livre en lien avec l'escargot. Qualités qui se révèlent en prolongeant cette fois-ci les bords horizontaux du livre.
Un ligne pointe un bouton de rose, deux lignes pointent le bord du format et une ligne est indéterminée.
Le bouton de rose pointé par la bible semble être une métaphore d'une fleur à venir, d'un avenir radieux.
Le bord du format pointé est comme un rappel du parcours du guide-escargot qui semble longer le format du tableau.
Autre remarque : ces lignes de fuite du livre ne respectent pas les règles de la perspective. Notre peintre de Ferrare fait ici usage de ce j'appelle "la perspective narrative" dont le principal intérêt est de raconter quelque chose de plus avec des symboles et qui font du sens plutôt que de respecter une règle technique sur laquelle le spectateur pourrait s'endormir.
Cette observation sur la perspective du livre m'invite à explorer la perspective générale du tableau.
Soulever la question de la perspective représentée sur une surface en deux dimensions conduit à la question de savoir où est situé l'emplacement du spectateur prévu par le peintre. Où a-t-il prévu de placer la ligne d'horizon ?
Les lignes de fuite au sol pointent toutes vers un point de fuite situé au centre de la colonne symbole du Christ. Ce point de fuite définit une ligne d'horizon en vert. Et les lignes de fuite (en rose) du livre pointent cette ligne d'horizon sur le bord du cadre.
Le guide-escargot est donc en relation avec le livre, qui lui même est en lien avec la ligne d'horizon terre. Tout ceci sur le bord du cadre que parcourt notre gastéropode !
Ce n'est pas tout !
Del Cossa n'a pas figé sa construction de la perspective car il l'a enrichie d'une méthode narrative qui transgresse les règles habituelles de la perspective. Pour le voir il faut tracer avec une précision les lignes de fuite de la partie haute de l'architecture (en bleu).
Les lignes de fuite du haut convergent vers un autre point qui est plus bas que celui des lignes de fuite du sol !
Il y a donc deux points de fuite :
- un point de fuite pour le sol, on pourrait dire pour la terre (en vert),
- et un autre pour le haut, on pourrait dire pour le ciel (en bleu).
Ce procédé que je montre en détail à la page "Perspective narrative" est utilisé par certains peintres humanistes de la renaissance, notamment par Ucello, Raphael ou Léonard De Vinci avec son Annonciation de 1475.
Cette technique narrative du doublement du point de fuite semble illustrer une mode narratif récurant dans la Bible où les noms et actions sont dédoublées : Dieu dans l'Annonciation, porte deux noms, l'action de l'Annonciation est double, les attributs de Dieu sont double, etc... on peut relever de nombreux autres exemples qui soulignent l'aspect duel de la création issue de l'unité divine.
Ciel et terre de cette scène d'Annonciation sont deux espaces distincts mais qui semblent ici se relier, s'imbriquer en se chevauchant sur l'idée centrale de l'avènement du Christ (le centre de la colonne). Une histoire doit débuter pour se développer ensuite avec l'écriture d'une nouvelle parole (le futur nouveau testament). Parole qui est accueillie dans l'Annonciation grâce à la lumière intérieure de Marie.
La mesure dorée de l'escargot
Pour clôturer ces observations sur la mesure de l'escargot, je vous propose de voir une autre mesure, celle située entre le centre la coquille et le haut de sa coquille. Cette mesure représentée en jaune est identique à celle entre les deux points de fuite ciel et terre.
Or cette mesure est également celle qui est entre les pupilles des yeux de Marie et aussi la même que celle de l'épaisseur du livre de Marie. Cette mesure est un des cinq rapports de la quinte dorée utilisée par Del Cossa pour rythmer son œuvre avec le divin nombre d'or.
La lente promenade de notre guide-escargot au sujet de sa mesure est en relation avec un grand nombre de symboles :
le ciel et la terre qui sont séparés et attendent d'être à nouveau réunis,
la bible qui se développera d'un nouveau récit avec l'incarnation dans ce monde d'un envoyé de Dieu,
et la vision de cette perspective grandiose que Marie accueille en elle comme un ordre parfait de l'univers.
Concernant le cheminement de notre guide, voici une proposition que je suggère :
l'escargot ne laisse pas de trace !
C'est plus une interprétation qu'une observation indiscutable car il est difficile de se prononcer sur le fait qu'il y a ou pas de traces de mucus laissées habituellement derrière le pied d'un gastéropode. Un mucus brillant pourrait être visible sur le pavage du palais. Avec le sens du détail poussé à l'extrême chez Del Cossa, on pourrait s'attendre à voir de telles traces.
Je me suis interrogé sur ce fait et ait été attiré par un détail du même ordre : le pied gauche de Gabriel est chaussé d'une semelle immaculée. Point de trace de marche ni d'usure comme si ce chausson n'avait jamais servi à marcher au sol. Cet ange ne laisserait pas non plus de trace sur les dalles du palais. On peut évidement imaginer que l'envoyé de Dieu se déplace par les voies aériennes. Il serait alors logique que le sol soit immaculé.
Cette double observation m'a mis sur la piste du jeu des opposés cher aux peintres narrateurs : c'est en observant dans la direction opposée au sol c'est à dire dans le ciel, que j'ai relevé un détail congruent.
La colombe vole en ayant derrière et devant elle des traces dorées.
Alors que Kalil Gibran remarque que les oiseaux ne laissent pas de traces dans le ciel, à l'inverse le trajet de la divine colombe est marqué par des traits dorés (des rayons) symbolisant le dessein de Dieu. Il en va de même dans un grand nombre d'autres Annonciations utilisant ces traits précurseurs de l'idée du mouvement dans le langage de la BD. L'idée d'un mouvement parle aussi d'écoulement du temps.
Avec ce jeu des opposés remarquables : des traces visibles dans le ciel opposées a l'absence de trace au sol, s'ajoute le même jeu mais dans le domaine temporel : un écoulement du temps devant Dieu opposé à l'absence d'écoulement du temps au sol avec notre ami guide-escargot. Ainsi, Dieu, ou l'éternel présent, créé devant lui son projet d'incarnation terrestre signifié par la trace des rayons dorés qui guident le vol de sa colombe. Dieu créé ici l'écoulement du temps.
Avec cet enchainement de causes à effets on imagine que les rayons dorés du souffle de Dieu guident la colombe dans son trajet.
L'élève intéressé demande :
- Mais où est-ce que la colombe est guidée ?
- Enfin voyons, répond, incrédule, le professeur, tout le monde sait que la colombe se dirige vers le giron de Marie, vers la Sainte Vierge, c'est elle le réceptacle de l'Annonciation. Pourquoi cette colombe irait ailleurs, je vous le demande ?
Pour répondre différemment, utilisons la rigueur de la première règle de composition : prolonger une ligne visible au delà pour voir ce qu'elle pointe ! L'élève curieux cale sa règle sur le rayon doré en partant de la bouche de Dieu, puis une deuxième fois, puisque les actions écrites dans la bible sont doubles, en calant la règle sur l'œil de Dieu et l'œil de la colombe.
Surprise !
Les lignes dorées partant du souffle et de l'œil de Dieu guident la colombe vers la bible, précisément vers deux coins de la couverture. Au passage, la ligne du souffle est relayée par le majeur de Gabriel (soit la 1ère règle de composition) puis vient se loger dans le coin droit du format, là où notre guide-escargot semble cheminer.
Del Cossa à choisit de diriger la colombe vers la bible plutôt que vers Marie.
Cette intention indique que notre peintre anticipe l'Annonciation comme étant le projet d'une révélation à écrire dans un livre ouvert à tous. L'incarnation et la naissance de Jésus auraient pour dessein les premiers chapitres d'un nouveau testament à venir.
Voici le quatrième et dernier attribut : notre guide-escargot n'ayant pas d'ombre portée au sol, je me suis interrogé sur la validité de cette observation. Je lui ai alors rajouté une ombre projetée sur le sol pour voir par comparaison s'il s'agit bien d'une observation pertinente.
L'escargot original sans ombre portée sur le sol
L'escargot avec une ombre rajoutée et projetée au sol suivant la lumière générale.
Avec son ombre rajoutée et projetée sur les dalles, cet animal se fond beaucoup plus dans la scène. L'absence d'ombre attire le regard sur la question de la lumière. Sachant que Del Cossa est un peintre érudit et méticuleux, il est peu envisageable qu'il s'agisse d'un simple oubli. Au contraire, les nombreuses observations au sujet de la lumière et de l'ombre de cette œuvre montrent qu'il s'agit d'un jeux voulu pour installer une observation à portée philosophique.
En effet, la lumière de ce retable est particulièrement intéressante à étudier de près !
Comme la tradition iconographique le préconise pour la peinture religieuse, la lumière solaire vient du haut et de la gauche. Il serait possible de s'endormir sur ce constat académique et rassurant mais se serait rater une mine d'informations que Del COSSA a généreusement glissé dans les différentes lumières et les ombres.
Oui, j'ai bien écrit "LES lumières" car différentes sources de lumière sont à découvrir dans cette œuvre.
Détaillons d'abord le plafond du bâtiment, puisqu'une Annonciation se lit de haut en bas. Plusieurs ombres sont portées sur les murs. La lumière perce de partout, visible sur les poutres, les arches, les murs. Le peintre semble avoir placé ses personnages et son spectateur dans un lourd et épais bâtiment protecteur mais cette construction est à ciel ouvert !
Il n'y a aucun toit, même au dessus de la chambre de Marie. Les notions d'intérieur et d'extérieur sont mises à mal.
La lumière générale vient du haut à gauche entre les poutraisons sans toiture et dessine quatre ligne d'ombre sur les murs.
Voir la lumière intérieure
Les fenêtres de l'immeuble de gauche sont éclairées de l'intérieur par les mêmes rayons de soleil, comme s'il n'y avait ni toit ni de mur au fond de cette bâtisse. Comme si ces apparentes constructions n'étaient que des décors de théâtre sans épaisseur.
L'ambiguïté se renforce sur l'absence de frontière nette entre intérieur et extérieur.
Plus bas, détaillons les jeux de lumières sur l'ange Gabriel et sur Marie. La lumière académique vient bien de la gauche sur Gabriel. Mais comment se fait-il que son visage et sa main soient également éclairés par la droite ?
Il en va de même pour les mains de Marie qui sont éclairées par le soleil mais aussi par la droite.
L'explication que je vois est que cette lumière secondaire émane de Marie elle-même. Plus précisément, elle émane de son giron. La vierge irradie subtilement de sa lumière intérieure depuis son giron. Les anges du lutrin, la bible, la colonne, Gabriel sont subtilement éclairés de cette douce lumière intérieure.
La notion académique d'une seule source de lumière solaire est ici enrichie par la suggestion d'une deuxième source invisible de lumière, d'une nature bien différente, une lumière intérieure, une lumière spirituelle.
Comprendre l'ombre et la lumière
Ce mollusque sans ombre sur le sol m'a fait penser au jeu des opposés souvent utilisé par les peintres, soit pour distraire soit pour instruire leur spectateur. J'ai donc relevé mes yeux sur le ciel de ce tableau en direction du soleil (astre lumineux pour qui d'ailleurs il n'y a jamais d'ombre, car depuis son point de vue central, il n'y a que lumière partout).
C'est donc en établissant ce lien ; absence d'ombre d'escargot / soleil dans le ciel, que je suis revenu sur les ombres portées sur les murs en haut du palais. Or, une ombre sur un mur dessine une ligne droite, et dans la composition des peintres une ligne doit pointer un élément signifiant d'un personnage (1). J'ai alors reproduit ce geste de lien avec une ficelle tendue sur l'ombre la plus à gauche, comme le pratiquaient les peintres. Cette ligne d'ombre rejoint avec une grande précision le pouce de Dieu, puis elle passe sur l'index et le majeur de Gabriel et se termine sur la pointe du pied de Marie.
La première ligne d'ombre de gauche se prolonge avec la 1ère règle de composition en pointant le pouce de Dieu (sa volonté) et le pied de Marie (sa démarche)
Cette première ligne d'ombre, du côté de Dieu et Gabriel, est en relation avec le thème de l'Annonciation car elle reprend le texte biblique de l'Esprit Saint descendant du ciel, annoncé par l'ange Gabriel et qui va descendre vers Marie.
Avec la deuxième ligne d'ombre sur le même mur je trace aussi le prolongement de sa direction pour voir ce qu'elle pointe :
La deuxième ligne d'ombre pointe l'œil gauche de Dieu, l'œil de sa colombe, l'index de Gabriel, et le marque page de la bible de Marie. (quatre points signifiants sur une même ligne = aucune place pour le hasard )
Ces deux premières lignes d'ombre du côté de Dieu et Gabriel semblent résumer l'acte incommensurable de Dieu, le projet divin de l'Annonciation. Elles mettent en lien la volonté et le projet de Dieu, la colombe (l'esprit saint), Gabriel le messager de Dieu, et Marie qui sera porteuse d'un grand dessein, la vie merveilleuse et tragique vie de Jésus. Et enfin, le marque page de la bible qui peut suggérer l'écriture à venir du nouveau testament.
Voyons les autres lignes d'ombre de droite, celles du côté de Marie.
La 3ème ligne d'ombre ne pointe rien de visible dans le tableau. Sa relation se déroule dans le domaine de la composition invisible avec la ligne d'horizon terre (il y a en plus une ligne d'horizon ciel qui n'est pas montrée ici).
Cette ligne d'ombre du côté de Marie fonctionne dans la composition invisible car elle ne pointe rien de visible. Cette ligne se relationne précisément avec la ligne d'horizon de la perspective du sol (en vert), ceci sur le bord du format (que parcoure l'escargot). On pourrait y lire l'objet d'une incarnation invisible dans le monde visible, terrestre et humain.
La quatrième ligne d'ombre joue aussi avec la composition invisible :
La 4ème ligne d'ombre est aussi en lien avec la composition invisible, ici avec les lignes du geste et du souffle de Dieu.
Cette quatrième ligne d'ombre est encadrée sur le bord du format par deux lignes (en rouge) du geste et du souffle de Dieu.
Cette composition illustre le double acte miraculeux de l'Annonciation : d'après le texte apocryphe de la bible il y a l'acte du Saint esprit et l'acte venant du Très Haut. L'acte du Saint Esprit serait illustré par le souffle de Dieu qui envoie ainsi sa colombe, et l'acte du Très Haut serait illustré par les deux index de Dieu qui forment un ligne passant par la bouche de Dieu et encadrant sur le format la quatrième ligne d'ombre.
La verticale rouge de ce double acte divin pointe vers le bas le bout de l'aile de Gabriel, un marqueur de tissu (4) et le coin du format.
Et enfin, pour ne pas oublier notre guide-escargot, une ligne partant de la bouche de Dieu à 45° pointe le centre de la spirale de la coquille. Il faut certainement voir cette spirale comme un symbole d'évolution illustrant la volonté divine de créer un nouvel événement avec la naissance de Jésus qui est visible dans la prédelle de ce retable.
Naissance de l'enfant divin que nous retrouverons d'ailleurs avec la cinquième ligne d'ombre :
La dernière ligne d'ombre, toujours en lien avec l'invisible, est reliée avec la médiane du format qui pointe le nombril de Jésus dans la prédelle.
Cette dernière ligne entre ombre et lumière au dessus de la chambre de la vierge se met en relation avec la grille harmonique des médianes, sur le bord supérieur du format.
Cette grille des médianes met en scène trois éléments fondamentaux : Marie pointée par son œil gauche, l'axe de la colonne symbole iconographique tardif du Christ (1) et enfin dans la prédelle, le nombril de l'enfant Jésus, avant de passer par l'œil d'un angelot.
Avec cette recherche de la lumière intérieure, tout semble converger vers le dessein divin de cette Annonciation.
Un autre élément de composition mis en place par Del Cossa montre un raccourci à la fois congruent et vertigineux :
la technique de composition de la parallèle se cale avec les lignes d'ombre. Elle pointe sur les deux tableaux pas moins de cinq points congruents avec le thème du retable.
Cet élément de composition est une parallèle (6) aux lignes d'ombre visibles sur les murs du haut.
Cette ligne parallèle pointe avec une précision extrême cinq points congruents avec le thème de l'Annonciation, donc pas de possibilité de hasard, ni de projection personnelle.
Cette ligne traverse la bouche ouverte de Gabriel que l'on imagine en train de prononcer les paroles bibliques. Puis plus bas, cette parallèle passe avec précision par les deux yeux du guide-escargot. Au niveau de la prédelle cette ligne se prolonge pour mettre en lien deux rois mages et plus loin elle pointe la souche d'un arbre mort. Et un arbre mort ou une branche cassée non loin de Jésus est un symbole iconographique tardif de son funeste destin à venir.
Cette ligne établit un raccourcit vertigineux de rapidité entre la parole de Gabriel annonçant la conception de l'enfant divin, la venue des rois mages célébrant la naissance de Jésus et le sacrifice de la vie du Christ, tout ceci sous les yeux de notre guide-escargot !
1 : Voir D. Arasse, « Le regard de l'escargot » dans On y voit rien, Denoël, 2000.
2 : columna est humanitas Christi est une sitation de H. Maur dans Allegoriae in Sanctam Scripturam - 9° siècle - qui, semblerait-il, serait le point de départ de l'iconographie chrétienne de la colonne représentant symboliquement le Christ.
3 : Transmettre la lumière - Jean Klein - Edition du Relié - 2013
4: vous avez reconnu la 1ère règle de composition : une ligne droite doit pointer en la prolongeant un point signifiant d'un personnage, un objet ou un élément de la composition de façon congruente avec le thème du tableau.
5 : Pour comprendre l'usage de ces grilles de composition reportez-vous au chapitre "1ère TECHNIQUE : Les GRILLES HARMONIQUES".
6 : voir la page de la technique des lignes narrative : les obliques parallèles.
N'hésitez pas à laisser votre commentaire, vos questions en pied de page, mon plaisir est de pouvoir échanger sur la composition picturale. Merci.
Guy MAUCHAMP
Travail protégé par un copyright ©guymauchamp U79J1B9 et un dépôt Légal à la SGDL Paris.